Philippe Tuzzolino : "inventer un service numérique sobre" (Orange)

Propos recueillis par Antonin Amado | 03 Mars 2019 | 1143 mots

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Le numérique n’est-il qu’une source de pollution ? "Non" affirme Philippe Tuzzolino. Le directeur environnement du groupe Orange estime que les efforts des acteurs de la téléphonie mobile et du web sont aujourd’hui minorés par certains observateurs de la société civile. Et affirme que les solutions numériques peuvent contribuer de manière significative à la transition énergétique (en accès libre).

RSEDATANEWS : comment définissez-vous chez Orange la sobriété énergétique ? Beaucoup évoquent ce concept, peu le définissent réellement...

Philippe Tuzzolino : c’est utiliser le numérique seulement lorsqu’on en a vraiment besoin. Mais c’est un terme que je n’aime pas beaucoup lorsqu’on ne l'utilise qu'à des seules fins de communication. Il ne s’agit pas seulement de rendre les utilisateurs sobres en les sensibilisant aux éco-gestes comme éteindre sa box ou moins utiliser son téléphone portable. Dire au client "débrouillez-vous", c’est se décharger de sa propre responsabilité. Lorsque je m’adresse aux équipes Green-IT d’Orange, je leur pose la question suivante : comment l’utilisateur peut-il être sobre avec les outils que nous mettons à sa disposition ? C’est à dire comment inventer un service numériquement sobre ?

RSEDN : concrètement, à quoi peut ressembler cette sobriété ?

P. T : c’est par exemple être capable d’éteindre la box quand on détecte que le client ne s’en sert pas.

RSEDN : cette notion de sobriété numérique doit-elle nécessairement se conjuguer à une neutralité carbone ?

P. T : non. Ces notions sont pour nous disjointes. Même si nous travaillons sur la question avec 9 entreprises du CAC40 ainsi qu’une banque et plusieurs institutions. C’est un projet, la Net Zéro Initiative, coordonné par Renaud Bettin du cabinet Carbone 4. Ensemble, nous essayons de définir ce qu’est cette neutralité carbone. Mais il ne faut pas se tromper. Dans la lutte contre le réchauffement climatique, les seules émissions qui sont réellement propres sont celles qu’on émet pas. Compenser nos émissions ne veut pas dire grand-chose si ces émissions continuent à augmenter. Financer l’implantation de mangroves à l’autre bout du monde et augmenter les émissions réelles, ce n’est pas bon pour le climat.

Auditer les fabricants

RSEDN : comment réagissez-vous à l’appel du think tank The Shift Project qui appelle l’ensemble des entreprises du numérique à la sobriété ?

P.T : Là encore, c’est une question de définition. Chez Orange, nous sommes des opérateurs. Nous ne fabriquons rien. Cette sobriété doit donc se concentrer sur les usages. Cela dit, nous sommes donneurs d’ordre et nous pouvons peser auprès de nos fournisseurs. Nous sommes membres avec 16 autres opérateurs de taille mondiale de la Joint Audit Cooperation qui réalise des audits chez les fabricants, essentiellement en Chine, chez Apple, Huawei, etc. Nous les challengeons sur l’économie circulaire, sur les économies d’énergies, sur l’extension de la durée de vie des composants des différents appareils, sur l’économie des ressources rares…

RSEDN : quelles sont les réponses apportées par ces fabricants ?

P. T : ils commencent à réfléchir avec nous à des processus visant par exemple à afficher un pourcentage de composants recyclés, sur certaines cartes informatiques. Nous les auditons ensuite en direct dans leurs usines. Mais il ne faut pas être naïf. Sur certains fournisseurs comme Apple, nous n’avons que peu d’influence en raison de leur taille gigantesque.

RSEDN : est-il pertinent d’appeler indistinctement toutes les entreprises du numérique à la sobriété ? Difficile de comparer dans leurs usages, leurs pratiques et leurs modèles économiques Huawei et Vodafone par exemple …

P.T : non. C’est d’ailleurs le reproche que l’on peut formuler à l’égard de l’étude de The Shift Project (voir notre papier ci-dessous, NDLR). Le numérique n’est plus un secteur car il est présent partout, de l’automobile à l’aviation en passant par l’internet des objets ou le nucléaire. Pour être pertinente, cette étude aurait dû faire la distinction entre les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, NDLR), Netflix et les opérateurs de téléphonie mobile… On peut se poser la question de la recevabilité de ces conclusions si on ne fait pas cette segmentation. Conséquence ? J’ai demandé à Carbone 4 de réaliser une étude sur la question. Elle est en cours de réalisation. L’autre biais de ce rapport me semble être son caractère franco-français. Orange est membre de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT). C’est un organisme qui dépend de l’ONU et qui participe chaque année aux COP (Conférence des Parties, NDLR) sur le climat. Dans ce cadre, nous définissons avec 700 opérateurs des standards qui nous servent ensuite dans nos appels d’offres dans lesquels les questions environnementales sont de plus en plus présentes. The Shift Project semble avoir travaillé en petit comité, sans lien avec l’UIT. Je ne sais pas d’où sortent leurs chiffres car nous ne les avons pas nous même. S’il s’agit d’une projection, on peut également douter de leur pertinence. Nous émettions 1,4 millions de tonnes de CO2 en 2016. Mais 1,3 millions l’an dernier. Nos émissions nettes baissent alors même que notre nombre de clients augmente. En 2006, nous comptions 135 millions de clients contre 264 millions aujourd’hui. Sur la question du CO2, nous sommes restés quasi stables sur cette période.

RSEDN : comment ?

P. T : nous disposions de nombreuses marges de progrès. Nous avons en particulier baissé nos émissions de 35 % sur notre parc immobilier. Nous sommes à - 34 % concernant les flottes de véhicules (55 000 en 2006 contre 18 000 aujourd’hui). Le plan de réduction est drastique.

"La neutralité carbone, un enjeu business"

RSEDN : vous affirmez travailler sur la neutralité carbone en lien avec d’autres opérateurs mondiaux. S’agit-il aussi d’un enjeu business ou bien seulement d’une question de responsabilité ?

P. T : c’est définitivement un enjeu de business car nous sommes en compétition. Le premier opérateur qui sera neutre en carbone emportera le marché. A quoi sert de créer des véhicules propres et autonomes si les datas center qui les alimentent en informatique et en données polluent largement ? Une question qui va se poser d’autant plus avec l’émergence de la 5G et l’explosion du nombres de données échangées. Nous savons aussi que les futurs appels d’offres, en particulier des collectivités territoriales, contiendront des clauses environnementales fortes. L’opérateur qui sera neutre raflera tous les marchés.

RSEDN : la 5G va-t-elle faire exploser la consommation énergétique d’Orange ?

P. T : il est difficile de répondre précisément. Théoriquement, oui, ce devrait être le cas. Mais on peut aussi penser que la vitesse de chargement des données sera telle que la durée d’utilisation des terminaux sera plus courte. Mais cette compensation ne fonctionnera qu’à la condition que nos serveurs consomment de moins en moins, que nous virtualisions nos serveurs pour réduire le nombre de machines, etc. L’environnement technique doit être optimisé.

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