Navi Radjou : "créer des symbioses industrielles" pour accélérer la transition

En 2012 puis en 2015, l’innovation frugale avait suscité un grand intérêt auprès des groupes français et occidentaux. Le principe du Jugaad ? Réconcilier création de valeur et soutenabilité écologique. Un mouvement qui prône également le développement de l’économie collaborative et l’économie des ressources. 5 ans plus tard, cette philosophie a lentement infusé dans les entreprises. Mais de manière insuffisante pour faire face aux enjeux climatiques et d’extinctions de la biodiversité. Pour Navi Radjou, le porte-étendard de cette démarche, il s’agit maintenant "d’opérationnaliser" l’innovation frugale en entreprise. C’est l’objectif du "Guide de l’innovation frugale" qu’il publie avec Jaideep Prabhu (en accès libre).
RSEDATANEWS : en 2014, votre livre Jugaad sur l’innovation frugale avait-eu un grand retentissement. Entre 2014 et 2019, que s’est-il passé ?
Navi Radjou : avant tout l’arrivée sur le marché du travail de la génération Z (personnes nées à partir de l’an 2001, NDLR). Elle est incarnée par des gens comme Greta Thunberg. Une génération très mobilisée en faveur du climat et qui pousse les entreprises et les gouvernements à se réveiller, qui les pousse à répondre à cette double urgence sociale et écologique que représente le changement climatique. Et c’est le second grand changement. Ces deux urgences se sont considérablement aggravées depuis 5 ans, y compris en Europe et aux États-Unis. D’où l’importance de devoir faire mieux avec moins.
RSEDN : difficile de ne pas juger pertinent le concept de l’innovation frugale. Et pourtant, même si vous mettez en lumière quelques exemples dans votre nouveau livre, il n’a pas infusé de manière mainstream, en particulier dans l’industrie. Comment l’expliquez-vous ?
N. R : je ne partage pas complètement votre constat. Certaines entreprises, en France, l’ont bien intégré. Je peux vous citer deux exemples : Air Liquide et Décathlon, qui ont toutes les deux des référents Jugaad. Il s’agit de personnes formées pour devenir des référents au sein de leur structure en matière d’innovation frugale. Renault est sur la même voie. Cela lui a permis de sortir en Chine il y a quelques semaines un véhicule électrique pour seulement 9 000 dollars. Les entreprises qui sont citées dans "Le guide de l’innovation frugale" se sont engagées dans cette démarche depuis 7 à 10 ans. Ces changements culturels, organisationnels et managériaux prennent du temps, surtout dans les grands groupes. Au lieu de me plaindre que peu d’entreprises adoptent ces bonnes pratiques, je dédie mon temps à essayer d’en inspirer le plus possible.
RSEDN : faire changer les entreprises, surtout les plus importantes, vous l’avez dit, cela prend du temps. Or le temps est précisément ce dont nous manquons face aux crises qui touchent le climat et la biodiversité...
N. R : j’ai longtemps pensé qu’il fallait d’abord changer la culture avant de changer les pratiques. J’en suis revenu. Il faut commencer par l’action. C’est la pratique qui permet d’intégrer les principes. Au lieu de perdre du temps à éduquer les gens de manière théorique, c’est la pratique qui les édifie. Si on veut aller vite, il faut aussi faire attention aux réactions de rejet. Face à quelque chose de radicalement nouveau, les gens peuvent prendre peur et se bloquer. C’est une leçon que j’ai apprise à mes dépens. En tant que précurseur, mon boulot ne se limite pas écrire des livres. Je dois aussi essayer de faire adopter ma vision. Être visionnaire tout seul n’a pas de sens. Il faut donc moduler la nature du message en fonction du public auquel on s’adresse. En temps de crise, quand les entreprises sont très critiquées, en particulier par la société civile, elles ont tendance à se renfermer sur elles-mêmes.
"Travailler avec ceux qui nous dérangent..."
RSEDN : comment pallier à ce repli sur soi ?
N. R : inciter les entreprises à ne pas rester seules. Il faut qu’elles joignent leurs forces, qu’elles mettent en place des coalitions d’entreprises. Mais il doit s’agir de véritables symbioses industrielles, pas seulement de simples engagements qui pourraient s’apparenter à du "purpose-washing" (volonté de changement affichée mais non suivi d’effet, NDLR). Il s’agit de l’équivalent de l’économie du partage mais au niveau des entreprises. Cela se pratique déjà à Paris, dans le quartier des Deux-Rives à Paris où une trentaine d’entreprises co-localisées se partagent espaces, équipements, services et qui recyclent de façon synergique. Au-delà des économies d’énergie et de ressources, on accélère par cette organisation la courbe d’apprentissage. Cela crée de l’émulation, ouvre de nouvelles perspectives. On constate aussi que les solutions qui se dégagent ainsi sont plus robustes. Plus les équipes sont nombreuses et diverses, plus les risques d’échec sont anticipés. C’est ce que j’appelle l’hyper-collaboration. C’est-à-dire travailler avec des gens qui nous ressemblent. Et avec des partenaires atypiques qui nous dérangent dans nos modes de pensée et de fonctionnement.
RSEDN : il s’agit au fond "d’opérationnaliser" les différents engagements des entreprises….
N. R : Les engagements pris urbi et orbi constituent une première étape. Elle est importante. Mais il ne s’agit que de la première. Cela crée à la fois une exigence des parties prenantes mais aussi une urgence interne. Car les salariés formulent les choses ainsi : "le patron s’est engagé. Mais c’est à nous qu’il revient de matérialiser cette promesse". Ces engagements créent aussi une contrainte qui dépasse les scepticismes. Même ceux qui ne sont pas convaincus doivent s’engager pour que l’entreprise atteigne ses objectifs.
"les scientifiques et les entreprises adorent les défis"
RSEDN : les entreprises consacrent-elles assez de temps et de ressources à la formation de leurs salariés pour leur permettre d’être réellement opérationnels sur le chemin de la transition ?
N. R : c’est une question que je ne me posais pas vraiment il y a 5 ans mais qui me tracasse aujourd’hui beaucoup. J’ai pensé que l’arrivée des générations Z et Y (personnes nées entre 1980 et 2000, NDLR) dans le monde du travail suffirait à induire ce changement. Ces deux générations représentent aujourd’hui 60 % des salariés et la situation de crise que nous connaissons perdure. La génération qui est la mienne, la génération X (celle née avant 1980, NDLR), est désormais majoritaire au sein du management intermédiaire. Ses représentants sont finalement pris en sandwich entre les salariés de terrain et les membres du comité exécutif. C’est à ce niveau qu’il existe un blocage. C’est ce public là qu'il faut éduquer. Finalement, ces managers doivent désapprendre car leurs pratiques et leurs instincts ne sont pas très frugaux. La bonne nouvelle, c’est qu’il ne faut pas investir à tous les niveaux de l’entreprise.
RSEDN : est-il encore légitime à vos yeux que les départements recherches et développement (R&D) des entreprises s’occupent d’autre sujets que de celui de la soutenabilité écologique de leurs modèles économiques ?
N. R : il n’est pas antinomique de créer des produits beaux, performants et durables. Unilever a par exemple créé un déodorant compressé qui est plus performant que d’autres produits de sa gamme mais qui utilise 25 % d’aluminium en moins et dont la fabrication est plus économe de 30 % en émissions de CO2. Les départements R&D doivent réconcilier durabilité et performance. Auparavant, les équipes de recherche n’optimisaient qu’une seule dimension d’un produit aux dépens de tous les autres. Aujourd’hui, c’est une équation à 7 variables qui doit être résolue. Il s’avère que les scientifiques et les entreprises adorent les défis. Il ne faut pas non plus oublier qu’entre 70 et 90 % du coût d’un produit est déterminé durant sa phase de conception. Mais la R&D est l’un des deux cœurs de la RSE aujourd’hui avec la chaine d’approvisionnement (supply chain).
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- 27/08/2019 Voir l'article Un Fashion Pact… sans impact