Le risque climat frappe aux portes de l'Europe

Pierre Sidem | 10 Août 2017 | 1482 mots

Ville-Canicule

Dans un probable scénario "3 degrés", la quasi-totalité des populations du sud de l'Europe souffriront de phénomènes climatiques inédits d'ici 2100, selon une étude financée par la Commission Européenne. Une inégalité Nord-Sud intra-européenne qui pourrait amener l'Europe à s'appliquer des remèdes qu'elle réservait aux pays en voie de développement ? (en accès libre)

Jusqu'ici perçu comme distant de nos contrées, la réalité du réchauffement climatique frappe à la porte de l'Europe. Selon une étude financée par la Commission Européenne parue début août dans the Lancet - Planetary Health (lien ci-dessous), les deux tiers de la population européenne (Norvège, Irlande et Suisse comprises) sera affectée par des événements climatiques extrêmes, avec un gradient marqué vers le sud du continent où la quasi-totalité des habitants verra sa mortalité "climat" augmenter ... d'un facteur 50. 
Les auteurs ont recensé sept types d'événements climatiques de "pointe" : vagues de froid ou de canicule, sécheresses, incendies, inondations, submersions, et tempêtes, combinés dans un modèle unique avec des scénarios d'exposition au risque et de vulnérabilité des populations (elle-même intégrant une trajectoire de développement économique et démographique). Le résultat est apprécié en variation du taux de mortalité par rapport à la période de référence 1981-2010.
L'étude a l'avantage de combiner pour la première fois une large typologie de risques - et non plus seulement le réchauffement des températures - avec un scénario économique et démographique moyen correspondant à la trajectoire "3 degrés" considérée comme la plus probable, avec une cartographie d'exposition des populations à ces risques. 
L'étude s'efforce également d'inclure les effets indirects des catastrophes climatiques comme la disruption d'infrastructures vitales, la propagation d'épidémies, des désordres cliniques (maladies cardiovasculaires ou respiratoires) ou la dégradation de l'équilibre psychologique (stress post-traumatique, dépression) des populations touchées. Les données utilisées sont issues de l'examen de 3200 rapports de catastrophes naturelles (base mondiale EMDAT) et des données de réassureurs " cat' nat' " comme Munich Re.

50 fois plus de décès en 2100

Spatial and temporal patterns of projected changes in the overall risk of weather-related hazardsUn facteur 50, c'est passer en Europe de 3000 morts (25 millions exposés soit 5% de la population) durant la période de référence à 152.000 environ (351 millions exposés soit 65% de la population) à horizon 2070-2100, insistent les auteurs, qui soulignent de surcroît l'existence d'un fort gradient nord-sud (illustration ci-contre). Les pays d'Europe septentrionale seraient en effet les plus touchés principalement par le risque de vagues de chaleur qui causeront plus 90% des décès, canicules dont la fréquence augmentera, et dont l'impact sur la mortalité passera au global de 2700 à 151.000. Même si l'intervalle de confiance statistique est large [80 500–239 800], voilà de quoi mobiliser largement politiques et société civile. Deuxième cause de mortalité, les submersions côtières (233 décès en 2070-2100 contre 6 en référence), avec quelques pays qui verront la part de leur population sous risque augmenter fortement : Slovénie (205%), Irlande (192%), Norvège (184%), Portugal (161%), et Royaume-Uni (148%). L'étude passe cependant rapidement sur le stress des ressources en eau, mentionnant simplement que les morts pour cause de sécheresse (en fait, de malnutrition liée à de faibles productions agricoles en raison de sécheresses) sont "rares en Europe en raison de sources d'alimentation diversifiées", même si le nombre de personnes exposées à des pénuries pour les "besoins humains de base" passera de 5 millions (référence) à 138 millions. 

Des politiques publiques à construire

L'impact des phénomènes de changement climatique est amplifié par des tendances lourdes : le vieillissement de la population européenne amplifie par exemple les conséquences d'une vague de chaleur. Les inégalités économiques renforcent également les inégalités devant le climat : les personnes qui n'ont pas accès à la climatisation ou qui sont en plus exposées à la pollution de l'air seront davantage pénalisées. Les travaux pénibles en extérieur (construction, agriculture) seront désertés, avec des conséquences sur la productivité et sur l'exode vers les villes, et au delà sur les bassins d'emploi et les qualifications professionnelles. Les villes elles-mêmes, fortes productrices de chaleur (climatisation, transports), accumulatrices de chaleur (ilôts de chaleur : immeubles de verre, façades sombres) et consommatrices d'eau concentreront à la fois populations vulnérables et facteurs de risque, et devront revoir leurs schémas d'urbanisation. La stagnation de l'air et la réduction des précipitations renforcera la pollution de l'air et les concentrations d'ozone. A terme (figure ci-contre), des phénomènes migratoires s'amplifieront vers l'Europe, mais aussi du Sud vers les régions du Nord de l'Europe et seront difficiles à contrôler. Les régions côtières menacées de submersion seront également désertées, avec la désorganisation des infrastructures vitales présentes dans les grands ports de commerce. Les systèmes de santé devront aussi faire face à l'afflux de nouvelles populations, à l'accroissement des pathologies, et à l'explosion de leurs coûts qu'il faudra bien financer, soit par des prélèvements public, soit par des soins privés générateurs d'inégalités. 
Les politiques publiques restent très embryonnaires - comme en témoigne le nombre de décès observés lors de la canicule de 2003 qui avait causé 70.000 morts en Europe dont 19.000 en France. On voit bien ici que le devoir des gouvernements d'assurer la protection des populations des phénomènes climatiques risque fort d'être pris en défaut, avec des risques sur la paix sociale, et qu'une nouvelle coordination européenne devra se mettre en place pour sortir du paradigme de politiques de soutien égalitaires et prendre en compte les différences régionales que la nature imposera. 

Résilience, mitigation, finance et ... communication

Résilience et mitigation ne se bornent pas à la manière de gérer les impacts physiques du changement climatique et le secteur financier devra lui aussi s'adapter. Les assureurs tout d'abord, qui seront contraints de développer de nouveaux modèles d'évaluation d'une multitude de risques climat pour les biens et les personnes, et de réhausser leurs niveaux de provisionnement avec un impact sur leur ratios de solvabilité - dont les règles prudentielles actuelles devraient être revues. Entreprises ensuite, qui devront intégrer à leurs projections stratégiques de nouveaux "stranded assets" comme (classiquement) des ressources énergétiques qui resteront sous terre, mais aussi les Capex afférents à des installations menacées comme des systèmes de communication, d'assainissement, routes ou voies ferrées côtières ou des infrastructures portuaires (lire notre article ci-dessous sur les travaux de la TCFD). Des provisions spécifiques fiscalement déductibles pourraient par exemple être mises en place et harmonisées au niveau européen. 
Les investisseurs ensuite : Grèce, Slovénie ou Espagne devront financer la transformation d'infrastructures et d'équipements publics et privés, par exemple grâce à leurs banques publiques d'investissement (comme Bpifrance) en co-investissement ou en garantie de prêt, ou encore à l'aide d'obligations vertes, mais n'ont pas les réseaux bancaires et d'épargne, places financières et marchés secondaires pour ce faire : les investisseurs du nord de l'Europe devront se mobiliser sur des projets "verts", adapter leurs référentiels d'évaluation, et s'appuyer probablement davantage sur la BEI qui pourrait également jouer un rôle de garantie. Enfin, le fléchage de l'épargne privée devra s'accentuer : asset owners et asset managers devront s'entendre sur des mandats incluant ces enjeux et leur évaluation à l'échelle européenne, et pourquoi pas attirer davantage les investisseurs extra-européens. A quand des labels ISR et Développemment Durable vraiment européens, c'est à dire construits sur un référentiel adapté aux enjeux climats du vieux continent ? Enfin, un outil transversal est un juste prix universel du carbone, au moins dans la zone euro, mais les dysfonctionnements chroniques du marché EU-ETS sont loin d'être réglés. 

S'il faut saluer les indispensables efforts internationaux et notamment les accords de Paris, on sait déjà que la trajectoire "2 degrés" sera très difficile à tenir par le seul effet de politiques "top-down", qui, même si elles ont réussi à susciter la prise de conscience et assuré le partage d'un premier niveau d'information essentiel, sont souvent perçues comme sur-régulatrices et anxiogènes par les population et génèrent des comportements individuels de résistance (le fameux syndrôme Not In My Backyard). Le succès du changement viendra aussi de politiques de communication qui sauront déculpabiliser et orienter les comportements des citoyens et de la société civile pour susciter des initiatives "bottom-up" perçues comme positives et montrant une capacité de mitigation (définie comme la capacité à absorber les changements en se transformant). Une communication qui ne peut plus être simplement technique et régulatrice, mais aussi humaine en faisant appel à des enjeux encore insuffisamment mis en avant comme la préservation de la santé et du bien-être à long terme. Souhaitons un plan climat européen transversal, intégré et de long terme, à l'image de celui annoncé récemment par le ministre Nicolas Hulot. 

LIENS DE L’ARTICLE

site web: The Lancet Planetary Health : Increasing risk over time of weather-related hazards to the European population: a data-driven prognostic study (2017): http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2542519617300827?via%3Dihub

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