Emmanuel de La Ville : "préserver la diversité de la notation extrafinancière" (Qivalio)

Propos recueillis par Thibault Gygès | 15 Juin 2020 | 1080 mots

DE-LA-VILLE Emmanuel

Le fondateur de l'agence extrafinancière EthiFinance, maintenant intégrée au groupe Qivalio, se dit résolument attaché à la diversité des approches et des notes délivrées par les Sustainability Rating Agencies, alors que la Commission Européenne réfléchit à une possible régulation de leur activité (lire notre enquête du 9 juin 2020). S'il reconnaît l'intérêt de standardiser la collecte des informations ESG auprès des émetteurs, il défend la préservation du concept de matérialité à l'européenne. Entretien (en accès libre)

RSEDATANEWS : Les émetteurs sont parfois perplexes ou surchargés devant la diversité des approches des agences de notation extrafinancière (Sustainability Rating Agencies). Vous pensez cependant qu'il faut préserver cette pluralité. Pourquoi ?

Emmanuel de La Ville (photo) : Rappelons tout d'abord que l'élaboration de la notation extra-financière est un outil au service des investisseurs puisque ces derniers sont la principale source de revenus des agences. Les Sustainability Rating Agencies (SRA) sont en effet essentiellement rémunérées par les organismes financiers, contrairement aux agences de notation financières (ou CRA - Credit Rating Agencies) qui sont rétribuées avant tout par les émetteurs. C'est une différence fondamentale ! D'ailleurs nombre d'investisseurs sont aujourd'hui attachés à des méthodologies et des notes diversifiées en matière extrafinancière, qui leur permettent de mieux cerner les enjeux RSE d'une entreprise ou d'un secteur d'activité. 

La RSE est un matériau jeune : nous n'avons que vingt ans de recul alors que la finance a mis cent ans à s'accorder sur ce qu'est une marge, un résultat net, un actif ou un passif. Il faut revenir au socle qu'est l'analyse de matérialité : certaines approches se basent sur la prise en compte des seuls risques environnementaux et sociaux qui sont susceptibles d'impacter le compte de résultats de telle ou telle entreprise - c'est à dire une matérialité "financière", celle restituée par exemple par le SASB. C'est une approche qui ne prend pas en compte des impacts tels que celui de la biodiversité, au prétexte qu'on ne sait pas bien le mesurer financièrement : de ce fait, certains disent que ce n'est pas important.

Ces risques, même s'ils ne sont pas immédiatement monétisables, ne doivent pas être exclus de la matérialité. Cette dernière doit conserver ce niveau financier de court-terme, et aussi intégrer des risques de plus long terme qui conditionneront le coût du capital et la capacité des entreprises à se refinancer. C'est ce que j'appelle la double matérialité. Qui a aussi des bénéfices évidents sur l’impact de l’entreprise sur la préservation des l’écosystèmes !

RSEDN : C'est donc la spécificité de la matérialité "à l'européenne" qu'il faut sanctuariser ?

EdLV : Il est essentiel de faire valoir le concept de double matérialité sinon nous ferons le lit du court-termisme et ignorerons ce qui est bon et vertueux à moyen/long-terme. La vision purement financière des risques est selon moi un tropisme de la monétisation à tout crin de la RSE. Prenons l'exemple du climat. S'il s'agit de noter l'exposition au risque climat d'une entreprise agroalimentaire, si elle veut sécuriser des achats (responsables bien sûr) de café, de cacao, ou si elle exploite des vignobles, on raisonne sur un horizon de trente ans. Si des Credit Rating Agencies tentaient de noter la solvabilité ou le coût du capital de ces mêmes entreprises sur le même horizon de temps, on verrait fleurir autant de résultats que de méthodologies ! 

RSEDN : Pourtant des émetteurs européens appellent à plus de convergence des méthodologies de notation ESG. La tendance réglementaire actuelle ne va t-elle pas aussi avoir un effet normatif ? (lire aussi : Comment réguler le marché de la notation extra-financière ?)

EdLV : Les mois qui viennent vont être d'une importance cruciale : on parle de réguler et de standardiser et il le faut -, mais il faut éviter les amalgames. Oui, il faut organiser une convergence des données et construire une meilleure comparabilité des notations – donc je dis oui aux préconisations qu'a déjà exposées Patrick de Cambourg, voire aux approches de comptabilité environnementale dont il faut espérer qu'un jour elle ne fasse plus qu'un avec la comptabilité "classique". Cela prendra du temps, mais il faut qu'il y ait sur le plus grand nombre d'entreprises possible des données brutes sous un même format, solides et fiables, avec des critères univoques. Cela prendra du temps mais c'est nécessaire. 

Cependant il ne faut pas confondre cette uniformisation des données ESG avec l'uniformisation de leur analyse, ni celle du dialogue avec les entreprises. Je ne suis pas favorable à l’uniformisation des méthodologies de notation, pour la question d'horizon que j'illustrais ci-dessus. On ne peut pas raisonner à trois ans. Nous faisons un travail d'investigation auprès des entreprises, dans le but de donner une opinion. Nos clients investisseurs - qui ont aussi des analystes dans leurs propres équipes - peuvent nous challenger ou ne pas être d'accord. Alors qu'en matière d'analyse crédit, 3 grandes agences américaines donnent le ton, et les analyses de la vingtaine d'autres CRA en Europe sont souvent inaudibles. J'appelle de mes voeux une réponse européenne pour que ne se répète pas l'histoire. L'ESMA, L'Eiopa, l'AMF semblent aller dans ce sens et je m'en réjouis. 

RSEDATANEWS : Pour montrer patte blanche en matière d'ESG, beaucoup d'investisseurs adhèrent aux 6 principes des PRI (Principles for Responsible Investment). Faut-il que de leur côté les agences s'unissent pour se doter de principes guidant leur action ?

EdLV : Ce qu’il faut avant tout, c’est plus de transparence sur les méthodologies de notation des SRA : sources de données, le niveau de couverture, la période de collecte, la méthodologie, les méthodes utilisées pour estimer certaines données. Et aussi la gouvernance, l'actionnariat, la gestion des potentiels conflits d’intérêts des agences. 
Plusieurs SRA avaient dès 2004 créé un standard de qualité et de transparence, ARISTA, qui prévoit des audits réguliers sur leur manière de travailler. Nous avions mis quatre ans à le construire. Avec à l'époque autour de la table la suisse Centre Info, l'allemdande Oekom (rachetée par ISS), , la scandinave GES (passée ensuite dans le giron de Sustainalytics), la britannique Eiris et EthiFinance. Vigeo (depuis dans l'escarcelle de l'américain Moody's) nous avait ensuite rejoints. Ce cahier des charges est à la disposition de la Commission Européenne ou de toute agence de supervision existante - ou à venir, comme le suggèrent l'ESMA, l'Eiopa et l'European Banking Authority (lire notre veille du 12 juin et notre article "NFRD : l'AMF se montre favorable à une matérialité à l'européenne") - qui serait intéressée par l'analyse de de 15 ans de pratique et d’audit des SRA sur leur gouvernance et leurs méthodologies de notation.

POUR APPROFONDIR LE SUJET

CONTINUER LA LECTURE