Christian de Perthuis : "basculer de la rente pétrolière à celle de la rente carbone" (chaire économie du climat - Université Paris Dauphine)

Propos recueillis par Antonin Amado | 11 Septembre 2018 | 1265 mots

de Perthuis-Christian

La démission de Nicolas Hulot a remis un vieux débat sur le devant de la scène : économie de marché et préservation du climat sont-ils compatibles. L’ancien ministre de la transition énergétique penche vers la négative. Un avis que ne partage pas Christian de Perthuis. L’économiste, fondateur de la chaire d’économie du climat au sein de de l’Université Paris-Dauphine, estime que la tarification du CO2 peut nous faire basculer vers une économie bas carbone. Mais à deux conditions : que la question de la redistribution de cette taxe soit discutée au niveau international. Et que les gouvernants fassent preuve d’un minimum de courage dans la gouvernance de ce mécanisme. Entretien (en accès libre).

RSEDATANEWS : La récente démission de Nicolas Hulot a le mérite de poser la question de la compatibilité de l’économie de marché avec la préservation de notre climat. Comment jugez-vous les termes de ce débat ?

Christian de Perthuis : Dans le contexte économique actuel, il existe en permanence une contradiction entre des actions qui réduisent drastiquement les émissions de gaz à effet de serre (GES) et des questions de rentabilité. Et ce pour une raison simple : les calculs économiques sont effectués sur la base des prix qui mesurent la valeur des marchandises que l’on échange. Or ces prix n’intègrent que très marginalement le coût associé aux dommages climatiques. Plus grave, ces prix bénéficient même de subventions publiques qui favorisent l’exploitation d’énergies fossiles. Certains acteurs peuvent mettre en place des dispositifs volontaires destinés à limiter leur impact sur le climat. Mais la question de la rentabilité finir toujours par se poser.

RSEDATANEWS : N’est-ce pas le rôle de la tarification du carbone que d’intégrer les externalités environnementales dans les prix ?

CdP : Si. Cette tarification commence d’ailleurs à faire évoluer les choses, aussi bien pour les acteurs privés que pour la prise de décision publique. Les gouvernants, quels qu’ils soient, ont les yeux rivés sur les indicateurs économiques courants comme le taux de chômage, les revenus, l’inflation, la production industrielle, etc. Conséquence ? Le ministre de l’environnement est toujours en décalage avec ses collègues. Et c’était déjà le cas avant Nicolas Hulot. Son coup d’éclat n’est pas le premier. D’autres qui l’ont précédés à ce poste ont démissionné pour les mêmes raisons. On ne peut pas tout changer du jour au lendemain. Il faut mettre en place des outils à la fois concrets et efficaces, comme la tarification carbone.

RSEDATANEWS : Mais le marché du carbone, à l’image du mécanisme européen ETS (Emission Trading Scheme, le système communautaire d'échange de quotas d'émission), ne fonctionne pas. Le prix de la tonne de CO2 reste bien trop bas pour réorienter les modèles économiques...

CdP : Ce n’est pas le mécanisme qui est défaillant. Mais sa gouvernance. Ce système de quotas est efficace si on est capable de gérer correctement le marché, c’est à dire de créer suffisamment de rareté. Concrètement, cela signifie baisser massivement le plafond des émissions autorisées. Depuis 2011, l’Europe est incapable de baisser ce plafond car la question des effets de cette taxe a été totalement sous-estimée. Les impacts ne sont pas les mêmes en France et en Suède – où l’électricité est essentiellement décarbonée – qu’en Allemagne ou en Pologne ou elle est produite à partir du charbon. La réforme récente de la Commission a certes fait remonter le cours du quota passé récemment au-dessus de 10 euros la tonne de CO2. Mais les simulations effectuées dans notre chaire montrent qu’en l’absence de réforme de la gouvernance, les risques de rechute subsistent en cas de choc imprévu. 

"Le dialogue Nord-Sud n'a pas de sens"

RSEDATANEWS : Il faut donc chercher la politique derrière le dysfonctionnement des quotas…

CdP : Le manque de coordination entre les pays ayant encore largement recours aux énergies fossiles et les autres est criant. C’est un sujet majeur. Non seulement au sein de l’Union européenne mais aussi dans le cadre des négociations onusiennes sur le climat. Dans la géopolitique du climat, la question des détenteurs des énergies fossiles est très importante. La vraie négociation qu’il faut mener, y compris en Europe, est celle-ci. La réforme du marché ETS passera par une négociation, très dure, sur cette question. Or le cadre intellectuel dans lequel on se situe toujours est celui d’un dialogue nord-sud qui est une dimension importante. Mais unique.

RSEDATANEWS : Dans quel cadre doit avoir lieu cette négociation ?

CdP : Pour le marché ETS, il doit évidemment se tenir au sein de l’Union. Les négociateurs des pays y sont habitués, mais il faut une instance forte et indépendante des lobbies qui sont nombreux ! La clef est dans les règles de redistribution du produit des enchères, sujet épineux et rarement explicitement discuté. Quant à la distribution de quotas gratuits, il faut être extrêmement vigilant : ce système distribue des rentes souvent indues. D’autres sujets, notamment l’agriculture, ont déjà donné lieu à des échanges financiers entre pays membres. Au niveau mondial, c’est plus compliqué car il n’existe aucun autre cadre que celui de l’ONU Climat (anciennement Convention Cadres des Nations Unies sur le Changement Climatique - CCNUCC, NDLR). Un sous-ensemble, qui associe négociations commerciales et climatiques, reste à inventer.

RSEDATANEWS : Mais la convention cadre de l’ONU Climat spécifie que les négociations ne peuvent pas entraver le commerce international…

CdP : C’est un point qui se discute. On peut l’interpréter autrement : ces négociations ne doivent pas entraver le développement économique. Or le développement a jusqu’à présent été conditionné à un recours massif aux énergies fossiles. Il faut trouver des modèles de développement qui n’y ont pas recours. Plus le coût de la tonne de CO2 sera élevé, plus la bascule vers les énergies renouvelables – un peu d’éolien et beaucoup de solaire – sera rapide.

Les énergies fossiles, une "redoutable" économie de rente

RSEDATANEWS : Qui dit taxe dit aussi utilisation de l’argent ainsi récolté…

CdP : C’est une question clé, partout. J’ai participé en 2014 à la mise en place de la taxe carbone. La question du montant de cet impôt a été beaucoup moins discuté que son utilisation. Au niveau international, nous émettons 50 milliards de tonnes d’équivalents CO2. Si chaque tonne est taxée à 20 euros, vous créez immédiatement 1000 milliards d'euros. Comment les redistribuer ? Si l'on se base sur les droits historiques, un accord est inenvisageable. Il en ira autrement si on autorise les pays émetteurs à récupérer le montant de leurs émissions.

RSEDATANEWS : Plusieurs économistes estiment aussi que la transition énergétique est nécessaire pour anticiper une pénurie de pétrole. Partagez-vous leur avis ?

CdP : non. L’économie des énergies fossiles est une économie de rentes. C’est redoutable. Pourquoi ? Car la rareté fait augmenter le prix de vente. Cela crée une incitation pour aller chercher toujours plus loin. Et on trouve! De ce point de vue, l’exemple de la mer du Nord est intéressant. On n'y trouve presque plus de pétrole mais le gaz a pris le relais en mer de Barents. La zone arctique attire auusi beaucoup d’appétit car elle recèle sans doute des gisements très conséquents. L’exploitation de l’huile et des gaz de schiste est aussi là pour nous le rappeler. Et je ne parle même pas du charbon qui reste abondamment disponible. On utilise toujours davantage ces énergies et pendant ce temps là on envoie du CO2 dans l’atmosphère. Instaurer un prix du carbone, c’est casser cette dynamique de rente puisque le fruit de cette taxe ne reviendra pas aux producteurs. Il faut basculer de l’économie de la rente pétrolière à celle de la rente carbone. Une rente de rareté basée sur le recul drastique de nos émissions.

 

 

 

 

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