Philippe Zaouati : "l'impact réel de la finance durable est très faible" (Mirova)

Propos recueillis par Antonin Amado | 09 Juillet 2019 | 2395 mots

ZAOUATI PHILIPPE

Philippe Zaouati a quitté il y a un mois la présidence de Finance for Tomorrow. Celui qui reste le patron de Mirova porte un regard sans concession sur l'état réel de la finance verte. S'il salue les efforts de mobilisation qui ont été menés depuis 2015, il les estime totalement insuffisants à l'aune des urgences climatiques et sur la biodiversité. Il appelle aussi les acteurs de la place de Paris à se regrouper pour parler d'une même voix et de faire réellement de la France la place forte de la finance durable en Europe. Entretien exclusif.

RSEDATANEWS : le 2 juillet, la Place de Paris réaffirmait son engagement en faveur de la finance durable et de la lutte contre le réchauffement climatique. Que vous inspire cette déclaration ?

Philippe Zaouati : elle arrive au moment où il est utile de faire un bilan de la finance verte en France et en Europe. Pour que ce bilan soit utile, il ne faut pas le déconnecter des urgences écologiques ni du contexte social. Où en est-on aujourd’hui ? Beaucoup de choses vont dans la bonne direction : la France reste très en avance dans le monde sur le sujet de la législation et de la réglementation. Notre pays a été et reste l’un des principaux supports du plan d'action de la Commission européenne sur la finance verte, qui a été construit avec beaucoup de Français d'ailleurs, y compris Pascal Canfin qui va présider la commission environnement du Parlement Européen. Il s’agissait de porter au niveau de l’UE ce qui avait été fait en France en particulier sur l’Article 173 (obligation de reporting climat pour les investisseurs institutionnels, NDLR) et sur les labels (ISR et TEEC devenu Greenfin, NDLR).

Il y a eu des avancées significatives dans le domaine de l'épargne, avec la loi Pacte et ses obligations d’offres de produits financiers responsables liés à l’assurance vie, ce qui était d’ailleurs un engagement de campagne du président de la République. Le secteur financier a de son côté pris des engagements sur la façon de gérer ses actifs. Qu’il s’agisse d’acteurs publics comme la Caisse des Dépôts ou de celui du secteur banque-assurance. Au rayon des bonnes nouvelles, on peut aussi citer tout ce qui a été fait au niveau international comme la tenue du One Planet Summit qui a conduit à la création du NGFS (Network For Greening the Financial System, un réseau de banques centrales dont La Banque de France, NDLR) qui constitue une avancée au cœur du système. On peut noter le mouvement des fonds souverains qui se coalisent et prennent de plus en plus en compte le sujet du climat mais aussi celui de la biodiversité. On peut relever enfin le renforcement du partenariat public-privé parce que c'est en mobilisant l'argent public que l’on va réussir à créer des actifs verts par un effet de levier. Depuis 2015 et le premier Climate Finance Day, le panorama a complètement changé. Durant cette séquence, la finance verte et durable est passée de l’exception à un courant mainstream.

RSEDN : Mainstream ? Vraiment ?

P. Z : vous n'avez plus une conférence de financiers qui ne parle pas des sujets ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance, NDLR). Tous les régulateurs, les banques centrales, les grands fonds de pensions, les réseaux de distribution de produits financiers s’intéressent au sujet. La finance verte est sortie de sa niche.

"Extrêmement loin de répondre aux enjeux"

RSEDN : voilà pour le côté positif. Mais cette mobilisation est-elle réellement à la hauteur des urgences ?

P. Z : il existe deux façons de voir les choses. La première c’est de lister les actions de ces dernières années et de constater que beaucoup a été fait. Mais l’impact réel de ce qui a été accompli est faible. Voire très faible. Et nous sommes extrêmement loin de répondre aux enjeux. Il ne s’agit pas de critiquer ce qui a été réalisé et qui pourra éventuellement avoir un impact à l’avenir. Mais si on regarde concrètement les choses, est-ce qu’il y a eu ces 4 ou 5 dernières années une réallocation massive des actifs vers des produits plus durables ? Non. Les actifs verts restent à un niveau extrêmement faible dans les portefeuilles, y compris chez les investisseurs institutionnels. La gestion passive au niveau mondial reste très largement - à 95 ou 98 % - indexée sur des indices du passé et pas sur des indices compatibles avec une trajectoire 2 degrés. Donc cette réallocation massive des capitaux n’a pas eu lieu. Est ce qu'on a réussi à faire passer le message auprès des citoyens que la finance pouvait avoir un rôle positif ? Et que, même en tant qu’épargnants, ils pouvaient avoir un rôle positif ? Pas encore ou très marginalement. Les mesures prises ou annoncées auront-elles un impact très fort dans les dans les années qui viennent ? Je ne le pense pas. Ce sera très insuffisant par rapport aux objectifs qui sont les nôtres.

RSEDN : la création d’un observatoire de suivi des engagements des acteurs financiers de la place de Paris a été annoncée le 2 juillet. Mais sa gouvernance, ses méthodes de travail et le moment où il sera réellement opérationnel restent flous...

P. Z : un observatoire de ce type est utile pour plusieurs raisons. Il permet d’instaurer un dialogue constructif et rigoureux entre les pouvoirs publics, l’industrie financière et les ONG. Aujourd'hui, les acteurs de l'industrie financière font des annonces. Elles sont souvent difficiles à comparer les unes avec les autres. Il existe très peu de standards qui permettent par exemple de mesurer l'exposition au charbon. C’est la même chose dans le domaine de l’intégration des critères ESG pour les investisseurs. Du côté des ONG, des critiques très fortes sont formulées. Lors du dernier Climate Finance Day de novembre 2018, elles ont d’ailleurs pointé du doigt le fait que les banques prennent des engagements qu’elles ne tiennent pas. Les pouvoirs publics s’interrogent légitimement et cherchent à démêler le vrai du faux. Il y a besoin d’un arbitre. Et c’est à ça que va servir cet observatoire. Son rôle sera de mettre de la rigueur et de la transparence dans les discussions. J’ai milité pour que cet observatoire existe car dire ce que font les acteurs français, c’est un moyen de promouvoir la place de Paris. Il sera apparemment co-gouverné par les associations professionnelles et Finance for Tomorrow. C’est intéressant car cela permet d’éviter les accusations de lobbying. Finance for Tomorrow n'est pas un lobby et s’est positionné dans une optique de promotion des bonnes pratiques mais aussi de challenger les initiatives des uns et des autres.

RSEDN : mais cet observatoire n’aura qu’un rôle explicatif. Le contrôle revient lui à une commission composée à la fois de l’AMF (Autorité des marchés financiers) et de l’ACPR (Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution qui dépend de la Banque de France). Là encore rien ou presque n’a filtré sur son fonctionnement…

P. S : ces deux institutions ont aujourd’hui la légitimité de critiquer voire sanctionner des institutions financières qui seraient insincères dans leur communication sur ces sujets-là. Ce dispositif permet donc de la transparence, du contrôle et éventuellement de la sanction. Quelques éléments sont tout de même connus, notamment le profil de ceux qui siégeront au sein de cette commission. Il y aura des experts, des membres de l’industrie… Sur les méthodologies, il existe un énorme travail à faire car on manque de standard. Dans le domaine de la mesure de l'empreinte carbone par exemple. Je ne suis pas encore favorable à la construction d’une méthodologie définitive car on est encore en phase de convergence. Mais cette confrontation doit être publique et transparente.

"Les gagnants seront ceux qui coopèrent le plus"

RSEDN : il existe un contexte de forte concurrence entre Paris, Londres, Amsterdam et le Luxembourg. Chacune de ces places aspirant à devenir LA place forte de la finance verte en Europe. Cette concurrence est-elle saine ou contre-productive au regard des enjeux globaux comme le climat et la biodiversité ?

P. Z : c’est une bonne nouvelle. Cela veut dire que beaucoup de gens s’intéressent à ces sujets. C’est un symptôme positif. Mais il ne faut pas que l’on se détruise. Nous avons autant besoin de coopération que de compétition. Les gagnants seront ceux qui coopèrent le plus. Pourquoi ? Parce que l'on vit dans un monde de réseaux. L’idée, au fond, ce n’est pas de dire que la place de Paris sera meilleure que celle de Londres. Mais laquelle nouera le meilleur partenariat avec les Chinois.

RSEDN : les annonces françaises du 2 juillet en faveur de la finance ne disent rien quant aux moyens qui seront mis en place…

P. Z : au Luxembourg, la finance verte est pilotée par la bourse. C’est quasiment une mission publique. Les moyens qui sont déployés sont en conséquence. Ce n’est évidemment pas la même chose en France. Euronext commence à s’intéresser au sujet mais on ne peut pas dire que la place boursière française pense "finance verte" tous les jours. Londres est en train de s’organiser de manière importante sur le sujet. Paris va devoir y être très attentif si elle veut garder son leadership. Il faut avancer sur deux jambes : une jambe de régulation, une autre de promotion et d'amélioration permanente de l'expertise du secteur privé. Les annonces françaises portent essentiellement sur la régulation. Londres a, le 2 juillet également, fait quelques annonces. Il y a une perspective de régulation avec l’idée que les directives de la TCFD (Task Force on Climate Disclosure, NDLR) puissent devenir obligatoires dans quelques années. Mais surtout une action de développement de la place avec le lancement du Green Finance Institute.

RSEDN : ce Green Finance Institute, c’est l’équivalent anglais de Finance for Tomorrow ?

P. Z : c’est bien plus que cela. Les Anglais reprennent un coup d’avance car ils créent une entité spécifique sur le sujet de la finance verte. Cet institut a vocation à travailler sur les sujets de normes, sur les sujets d'éducation, de formation, de recherche, ce qui est vraiment le cœur du système car c’est par là que l’on améliore l'expertise. L’autre aspect, c’est celui des moyens. Cette initiative est d’emblée financée à hauteur de 2 millions de livres par an. Je pense que ça augmentera dans le temps. Un financement assuré à parité par les pouvoirs publics et par la City. Ils sont allés chercher une personnalité assez forte pour diriger l’ensemble puisque c’est l’ancienne patronne du secteur « green finance » de Barclays. Je crois que nous devons répondre à cela. Les annonces françaises me paraissent aujourd’hui insuffisantes.

"Créer un Institut Français de la Finance Durable rassemblant I4CE, l’Institut Louis Bachelier, Novethic, Finance for Tomorrow et le FIR"

RSEDN : que faudrait-il de plus ?

P. Z : il serait nécessaire de réunir sous un même toit un certain nombre de briques qui existent déjà aujourd’hui. Il nous faut créer un Institut Français de la Finance Durable avec un financement plus important et des équipes beaucoup plus significatives. Nous avons les ingrédients pour ça : d’abord I4CE, un think tank de très grande qualité sur tous les sujets du climat et de la finance. Mais aussi l’Institut Louis Bachelier qui a lancé un grand programme de recherche sur la finance durable, qui peine à financer certains de ses projets les plus importants comme un data lab. Nous avons besoin de ces données. Novethic (filiale du groupe Caisse de Dépôts, NDLR) qui est une caisse de résonance, mais qui peut aussi prendre le rôle de porte-parole sur ces sujets-là. Il est dommage que Novethic organise son séminaire d’un côté (le Positive Investors Forum, NDLR) alors même que Finance for Tomorrow organise le sien de l’autre. Sans oublier des lobbies comme le Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) qui existe depuis 15 ans mais qui pourrait être davantage connecté au reste de l’écosystème. Il faut que l’on mette tous ces gens-là autour d’une table afin qu'ils créent une structure qui positionne réellement la France comme leader mondial sur le sujet.

RSEDN : Mais n’est-ce pas dans ce but que Finance for Tomorrow a été créé ?

P. Z : Si. Mais il lui manque quelques éléments pour jouer véritablement ce rôle. Avec la déclaration du 2 juillet, la légitimité de Finance for Tomorrow a été reconnue. C’est formidable pour une structure qui n’a que 2 ans d'existence et dont le statut vient d’être pérennisé en devenant une branche à part entière de Paris Europlace. Cela dit, il ne faut pas avoir peur de créer de nouvelles structures. C’est ce qu'a fait Londres en créant un institut charpenté pour cela, avec son identité propre. Il faut aussi une structure capable d’aller chercher des financements de manière différente de ce que l’on fait aujourd’hui à Paris. C’est à dire via des cotisations de membres, auprès des fondations et auprès des pouvoirs publics. Finance for Tomorrow, avec une équipe de 3 personnes, ne peut avoir un impact significatif sur l’écosystème sur la place de Paris.

RSEDN : le rachat de plusieurs acteurs européens de la notations extra-financière par des agences anglo-saxonnes (l’allemand Oekom par l’américain ISS, le français Vigeo-Eiris par l’américain Moody’s, le français Beyond Ratings par les anglais du London Stock Exchange) n’est-elle pas de nature à miner l’influence des places européennes, et en particulier celle de Paris, sur la finance durable ?

P. Z : alors que les acteurs de l’Europe continentale ont été les pionniers en la matière, force est de constater que ce sont des acteurs anglo-saxons qui dominent aujourd’hui le marché de la notation extra-financière. Or les visions européennes et américaines en matière d’ESG ne sont pas les mêmes. Il existe un risque de voir disparaître notre spécificité.

POUR APPROFONDIR LE SUJET

CONTINUER LA LECTURE